Ma première expérience au travail fut une catastrophe.
Nous sommes en juin 1939, l’école était pratiquement finie. On avait rendu les livres et on passait la majeure partie de la journée à s’amuser dans la cour lorsqu’un jour, ma mère me dit :
« J’ai vu le pâtissier qui cherche un apprenti, est-ce que tu ne voudrais pas faire le pâtissier ? »
J’étais jeune, j’avais 14 ans, rien qu’en entendant le mot « pâtissier », je pensai tout de suite croissants, brioches, gâteaux, et rien qu’à cette idée, j’acceptai d’aller faire l’apprenti pâtissier. Avec ma mère, nous sommes allés à la pâtisserie du quartier qui se trouvait dans la rue principale de Beaumont. Je connaissais cette boulangerie-pâtisserie pour être maintes fois passé devant et avoir mangé des yeux toutes ces bonnes choses que je n’ai jamais eu l’occasion de manger réellement. Ma mère me présenta au patron, monsieur Gay, et ils prirent la décision suivante : je commencerais le lendemain, je serais nourri à midi, mais il fallait travailler de bonne heure. Ma mère me réveilla à six heures, je bus mon bol de lait et me voilà parti pour une autre expérience de la vie.
Lorsque j’arrivais à la pâtisserie, les croissants sortaient du four et une odeur alléchante m’envahit les narines. Le patron me présenta au pâtissier et à son « demi ». Il commença à me faire voir comment on nettoyait, grattait et passait un chiffon sur les plaques. Des plaques, plus j’en nettoyais, plus il y en avait. Après, il y avait la plonge. Celle-ci se faisait dans un lavoir où s’entassaient toutes sortes d’ustensiles pour la fabrication de la pâtisserie. Huit heures furent vite là et le patron me demanda si je voulais déjeuner. Je lui répondis que volontiers et on me donna un bol de lait avec des croissants rassis.
Avec mes 14 ans et mes premiers croissants trempés dans le lait, j’eus vite fait de finir ceux-ci. Il me demanda si j’en voulais encore, et moi de lui répondre : « Volontiers ». Il me donna deux brioches que je finis aussitôt. Mon patron prit le pâtissier à témoin :
« Regarde tout ce qu’il a mangé, il crève de faim chez lui. »
Il y avait un peu de vrai dans ses dires.
À midi, vu la réflexion du matin et malgré la faim, je m’abstins de beaucoup manger et lui, prenant la commise qui mangeait avec nous à témoin, lui dit :
« Regardez ce petit, notre cuisine ne lui plaît pas... Chez lui, il ne doit manger que du caviar ! »
C’est ce que l’on appelle du harcèlement moral.
Toute la journée c’était pareil, il trouvait toujours quelque chose à redire à mon sujet. La semaine suivante, j’accompagnai la commise pour connaître la tournée et les clients à qui je devais apporter le pain tous les matins.
Le matin, c’était les commises qui me préparaient le pain dans la poussette, me donnaient un peu de monnaie, un carnet sur lequel je devais tout marquer et à midi, c’était elles qui faisaient les comptes du pain que j’avais emporté et de l’argent que j’avais ramené. Le compte n’était jamais juste.
De plus, il y avait les clients qui faisaient crédit et qui ne payaient pas. Mon patron me tombait dessus, me disant que j’étais bon à rien et que je n’étais pas capable de me faire payer. Il me renvoyait chez les clients pour encaisser et là, j’ai entendu des milliers d’arguments, alors me vint l’idée de dire à mon patron :
Puisqu’ils ne payent pas, je ne leur laisserai plus le pain.
Mon patron se mit à hurler :
Il est fou, ce petit ! Il faut que tu donnes le pain et que tu te fasses payer, autrement, c’est toi qui vas payer.
J’ai supporté ce calvaire pendant cinq mois.
La guerre
En septembre 1939, la guerre éclata. On ne livrait plus le pain et des rumeurs se diffusèrent comme quoi il allait y avoir des restrictions. Mon patron employait divers stratagèmes pour se débarrasser de moi. J’en parlai à ma mère qui, par l’intermédiaire d’une voisine, me trouva une place à Endoume, dans le 7e arrondissement de Marseille, toujours comme apprenti pâtissier dans une boulangerie-pâtisserie où je serais nourri et logé.
Là, ce n’était pas pareil, les patrons étaient très gentils. Je travaillais en cave avec le fils du patron et un ouvrier, et au rez-de-chaussée œuvraient le patron et deux ouvriers boulangers. J’étais plus attiré par le métier de boulanger que de pâtissier. J’y suis resté un an durant lequel je partageais mes nuits entre les deux métiers. Il commença à manquer de la matière première pour faire de la pâtisserie. On fit de moins en moins de gâteaux et un peu plus de pain.
Il nous arrivait de faire du pain l’après-midi avec le patron. Celui-ci, tout étonné de me voir si bien maîtriser le métier, me dit :
« Toi, tu feras un bon boulanger. »
Une nuit, je me suis retrouvé au milieu des balles de farine ! Mais que fais-je là ? Tout surpris, je retournai me coucher.
Le lendemain, j’en parlai à mes collègues de travail qui me dirent que j’étais somnambule.
« Fais attention, François, car si la fenêtre est ouverte, tu vas tomber dans la rue ! »
Le soir suivant, en allant me coucher, la peur me prit et je condamnai la fenêtre en entourant l’espagnolette avec une corde, pour ne pas risquer de basculer dans le vide.
En mai 1940, l’armée allemande rentra en France et occupa tout le nord du pays où étaient installées les usines de levure. C’est à ce moment-là que l’on a commencé à apprendre à faire du pain au levain et à chauffer le four au bois. On commença à rationner le pain, et apparut la carte de pain avec les tickets de ration journalière.
Un dimanche après-midi, je montai voir ma tante Anna, à Beaumont, qui me dit que son boulanger cherchait un apprenti. Je sautai sur l’occasion pour faire le boulanger.
Je donnai ma démission au grand désespoir de mon patron, et c’est comme ça qu’en 1941, je commençai à passer des nuits à faire le boulanger. Je travaillais de nouveau à Beaumont, chez Tékian, j’apprenais facilement.
1 commentaire:
Bonjour Françoise, je viens de lire la biographie de ton Père comme un roman. C'est très vivant et intéressant, mais j'aimerais connaitre la suite en Allemagne. Il nous faut une biographie complète de notre Boulanger préféré. Amitiés
Paule Legrand - Auriol
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